Développée par la psychologie positive, cette technique vise à se recentrer sur les aspects positifs du quotidien, souvent éclipsés par les tracas de la journée. Un outil pour accroître le bien-être physique et mental en cette période source d’anxiété.
La reconnaissance envers un enseignant grâce à qui on a trouvé sa voie. La chance que l’on mesure de se réveiller chaque matin auprès de la personne que l’on aime depuis tant d’années. Toutes ces situations nous procurent une émotion particulièrement agréable : la gratitude. Difficile pourtant de la ressentir dans le contexte actuel. Entre la crainte de la maladie, le confinement et les difficultés économiques, l’épidémie de Covid 19 met notre santé mentale à rude épreuve. « La crise sanitaire a révélé la vulnérabilité psychique de nombreux Français », a reconnu, mardi 17 novembre, le directeur général de la santé, Jérôme Salomon, ajoutant que « nous pouvons tous nous sentir stressés, anxieux ou déprimés ».
Une situation qui renforce notre « biais de négativité », une « tendance naturelle à identifier en priorité ce qui est dérangeant, angoissant, et à laisser le reste de côté », explique à franceinfo Rébecca Shankland, chercheuse en psychologie positive à l’université Lyon 2 et autrice de l’ouvrage Les Pouvoirs de la gratitude (éd. Odile Jacob, 2016). Si les interactions positives sont plus nombreuses au cours de la journée, ce sont les situations négatives que nous ressassons à l’heure du coucher : une réunion de travail qui s’est mal passée, une dispute avec un proche… Sans compter que le confinement, qui « peut augmenter les tensions au sein de la famille (…), nous rend encore plus sensibles à ce qui nous dérange », ajoute la chercheuse.
« Un mélange d’émerveillement, de surprise et de joie »
Alors comment contrer cette tendance à ne voir que les mauvais côtés de la vie ? C’est ce qu’étudie la psychologie positive. Fondée à la fin des années 1990 aux Etats-Unis, cette discipline s’intéresse aux déterminants qui permettent à chacun de s’épanouir. Expériences à l’appui, elle tente de développer des outils pour cultiver les émotions sources de bien-être, comme la gratitude.
« C’est un sentiment que l’on ressent lorsqu’on perçoit qu’on a été bénéficiaire d’un don ou d’un soutien d’une autre personne, voire même de la nature, ou de la vie plus généralement », explique Rébecca Shankland.La gratitude procure une sensation de « chaleur » dans le corps et provoque un « mélange d’émerveillement, de surprise et de joie que l’on a envie de partager avec les autres », ajoute la chercheuse. Elle est donc différente du « merci » exprimé automatiquement, par pure politesse.
Des effets sur la gestion du stress et le sommeil
Pionnier des recherches sur la gratitude, le psychologue américain Robert Emmons a mis en évidence les bienfaits de cet état d’esprit sur le bien-être mental et physique à travers plusieurs expériences. La plus célèbre a été menée en 2003, avec son collègue Michael McCullough, auprès de trois groupes d’étudiants. Les deux chercheurs ont demandé à un groupe de noter une fois par semaine, dans un carnet, cinq choses qui suscitaient en eux un sentiment de reconnaissance. Le deuxième groupe a été chargé de ne relever que des expériences désagréables, et le troisième de lister les situations quotidiennes de son choix.
Après dix semaines d’expérience, les résultats ont montré que « les personnes reconnaissantes éprouvent des degrés plus élevés d’émotions positives comme la joie, l’enthousiasme, l’amour, le bonheur, l’optimisme », écrit Robert Emmons dans son livre La Gratitude. Cette force qui change tout (éd. Belfond, 2008).
« La gratitude aide une personne à diriger son attention vers les choses heureuses de sa vie et à la détourner de ce qui lui manque. »
dans « La Gratitude. Cette force qui change tout »
Robert Emmons, psychologue
En outre, ces personnes seraient comparativement plus à même de gérer le stress au quotidien et jouiraient d’une meilleure qualité de sommeil. Au cours de l’expérience, elles ont également signalé moins de troubles physiques, tels que des migraines ou des maux de ventre. « Six mois après l’expérience, les effets positifs sont toujours perceptibles. Les personnes sont toujours capables d’orienter davantage l’attention vers les aspects positifs du quotidien », souligne Rébecca Shankland, qui a reproduit cette expérience, notamment auprès de familles ou de groupes d’adolescents.
Apprendre à cultiver cette émotion
Reste que la gratitude est une « émotion complexe », qui ne peut être ressentie que si l’on est « attentif à l’autre et à ce qui nous entoure », explique la chercheuse. Elle nécessite également de l’empathie, « une capacité à se représenter les intentions de l’autre, l’effort qu’il a fourni » en nous rendant service, mais aussi une forme d’« humilité » et l’acceptation de « l’interdépendance » avec autrui. Ainsi, « certaines personnes, quand elles reçoivent un soutien, éprouvent davantage un sentiment de dette envers l’autre, plutôt que de gratitude », noteRébecca Shankland.
« La gratitude, c’est dire à l’autre : ‘Grâce à toi, je me sens mieux, les choses sont beaucoup plus faciles.' »
La pratique de la gratitude relève donc d’« un entraînement mental », qui doit permettre de développer l’« orientation reconnaissante », cette faculté à « mettre les projecteurs sur les événements positifs du quotidien, habituellement dans l’ombre », détaille la chercheuse.
Rébecca Shankland, chercheuse en psychologie positive
Tenir un carnet de gratitude
Pour ce faire, la psychologie positive a développé plusieurs outils. Le plus connu, et le plus simple, est le journal de gratitude, qui consiste à reproduire l’expérience de Robert Emmons et Michael McCullough. Psychologue à l’hôpital privé Drôme-Ardèche, Sophie Lantheaume préconise cet exercice dans son travail d’accompagnement des malades du cancer. « Chaque jour, je leur propose d’écrire, dans un carnet, jusqu’à cinq choses qu’ils ont appréciées dans leur quotidien, en repensant à la gratitude qu’ils éprouvent envers les gens qui les entourent, la nature ou la vie », détaille-t-elle.
« Au bout de quelques jours de pratique, on observe déjà les premiers effets, avec une capacité à repérer davantage les bons côtés du quotidien. »
Sophie Lantheaume, psychologue à France Info
Encore faut-il réussir à s’y mettre. « Au début, il peut être difficile de trouver spontanément des situations pour lesquelles nous sommes réellement reconnaissants, d’autant plus dans la situation actuelle », admet Rébecca Shankland. Pour s’exercer, la chercheuse conseille donc de répertorier des situations simples, qui génèrent au moins de la satisfaction. « Pour un parent, c’est par exemple le fait de ne pas s’être mis en colère contre son enfant pendant la journée, illustre-t-elle. Ce n’est pas incroyablement positif, mais c’est déjà très satisfaisant. »
Inutile également de se sentir obligé de lister chaque jour plusieurs événements. L’important est de se concentrer sur son ressenti. « Les recherches montrent qu’il est préférable d’écrire cinq phrases sur un même sujet, pour réellement s’en imprégner, plutôt que cinq phrases sur cinq situations différentes, auxquelles on se connecterait de manière plus superficielle », analyse Rébecca Shankland.
Un intérêt collectif par « effet de contagion »
Pour aller plus loin, les spécialistes en psychologie positive recommandent également l’écriture d’une lettre de gratitude, adressée à « une personne qui a contribué à nous pousser vers l’avant, sans qu’on ait eu l’occasion de la remercier », indique Sophie Lantheaume. Un courrier pour expliquer à son destinataire « pourquoi il a été important pour nous et ce qu’il nous a permis de réaliser », ajoute Rébecca Shankland. « Une patiente m’a raconté qu’elle était allée dîner seule dans un restaurant, un jour où elle éprouvait de la solitude, raconte Sophie Lantheaume. Elle a écrit sa lettre à un restaurateur avec qui elle avait discuté ce soir-là et qui avait passé du temps avec elle. »
L’intérêt de la lettre de gratitude, « c’est d’abord de ressentir soi-même du bien-être », en identifiant et en se reconnectant à des souvenirs heureux, selon la psychologue. De plus, la capacité à exprimer la gratitude, en mettant des mots sur ce que l’on ressent, accroît encore davantage la sensation de bien-être. Bien sûr, il est aussi possible d’envoyer la lettre, ou de la déposer en mains propres lors d’une « visite de gratitude ». Le destinataire aura ainsi la possibilité d’écrire à son tour un courrier. « Il ne faut pas non plus être dans l’attente d’un retour et se formaliser si on n’en reçoit pas », explique Sophie Lantheaume, qui concède qu’« on n’est pas habitués à recevoir ce genre de courrier ».
« Le confinement, qui est un repli sur nous-mêmes, est un moment propice à l’envoi de lettres de gratitude, pour se faire du bien, et faire du bien aux autres. »
L’exercice de la lettre met ainsi en lumière l’intérêt social de la gratitude. « Par effet de contagion, elle génère aussi du bien-être pour l’autre, qui ressent une forme d’utilité sociale », décrypte Rébecca Shankland. Convaincue des effets bénéfiques de cet état d’esprit à l’échelle collective, Sophie Lantheaume a installé, après la première vague de Covid-19, un « mur de gratitude » dans le hall de l’hôpital où elle exerce. Soignants, patients et visiteurs y accrochent des mots de reconnaissance. Certains remercient un soignant dont on perçoit le sourire derrière le masque, d’autres un médecin qui les a accompagnés dans une situation difficile. « Lire des messages de gratitude, même s’ils ne nous sont pas destinés, ça nous fait sourire, et ça nous pousse à faire de même ou à réfléchir à cette pratique », avance la psychologue.
Sophie Lantheaume, psychologue à France Info
Ne pas « mettre les problèmes sous le tapis »
« Chacun doit trouver l’exercice qui lui convient », estime Rébecca Shankland, qui souligne que « si on n’adhère pas à une pratique, elle n’aura pas d’effets, voire des effets contre-productifs en générant de l’énervement ou de la frustration ». Outre le carnet et la lettre, Robert Emmons a listé une série d’autres outils, comme l’utilisation de « repères visuels », des objets ou des photos évoquant un événement ou une personne qui suscitent de la reconnaissance.
Qu’importe la pratique choisie, la psychologie positive n’a pas vocation à faire disparaître les tracas du quotidien. « Il ne s’agit pas de se convaincre que tout va bien, prévient Rébecca Shankland, ni de mettre les problèmes sous le tapis. » Mais « c’est comme si on se réveillait avec une nouvelle paire de lunettes, un nouveau regard, et qu’on découvrait enfin les petites choses positives du quotidien », sourit Sophie Lantheaume.
in France Info 08/12/2020